ANFORM MARTINIQUE N83

10 anform ! • mars - avril 2019 “J’étais différent” Éric Gagneur devient artisan du cuir. Il fabrique des ceintures, des sacs, prend sa guitare, et les vend aux tou- ristes sur la plage de la Caravelle. Un jour pourtant, après le cuir et la plage, vers ses 18 ans, il part àParis. “Je ne savais pas si j’allais revenir, ni vraiment ce que j’allais y faire.” Mais comme dans les belles histoires, c’est là que l’attend son destin. Car à Paris, bien sûr, le cuir ne fait qu’un temps. Des cours de danse. Des rencontres. Des auditions. “J’avais quelque chose de particulier sans doute, constate-t-il, car on m’a choisi. Une force m’a poussé. Très vite, j’ai complétement cassé les codes. Je suis entré dans le monde, je me suis mêlé à tous. En Guade- loupe déjà, j’étais différent. Très tôt, j’ai été moi.” Danseur autodidacte, il n’a aucune technique académique. Il suit donc des cours classiques avec des tout-petits qui l’épatent, lui qui n’est pas né avec des chaussons aux pieds. La force de sa détermination lui ouvre des portes. “Je suis quelqu’un qui veut toujours plus et un grand travailleur.” Il tourne avec Alvin Ailey, Maurice Béjart. “Je me sentais vivre, c’était intense. Difficile aussi pour le corps. Il faut avoir beaucoup d’amour pour soi et être entouré. Un danseur, soit il cherche la perfection et il finit par s’apercevoir, après beaucoup de souffrances inutiles, qu’elle n’existe pas, soit il se contente de la justesse et généralement, c’est inné en lui.” Éric Gagneur donne des cours, des stages, prépare des spectacles. C’est ainsi qu’il fait ses premiers pas de chorégraphe. “La danse doit porter la réflexion, le questionnement. J’ai besoin d’expliquer.” Il revient en Gua- deloupe, crée ses premiers ballets. ••• “ J’avais besoin pour créer de me retrouver dans cette profondeur. Je suis né en Guadeloupe, je suis donc un chorégraphe guadeloupéen, mais je suis cosmopolite, imprégné des choses d’ici et du monde entier.” 2007, la vie bascule avec l’AVC. Être heureux Et des questions : et maintenant que puis-je faire ? “Je ne pouvais pas être en colère. J’avais déjà vécu énormé- ment de choses. Depuis tout jeune, je médite en moi-même et je me dis : accepte ta vie, vis l’instant présent ! Ce n’est pas cruel, c’est juste la vie. Elle nous oblige à penser autrement, à autre chose qu’à nous. Quand on pense à nous, on est dans la super- ficialité. Or, la vie est plus profonde que ça.” Après l’accident, en centre de rééducation, deux musiques l’accompagnent, le nourrissent, l’éveillent : “Igor Stravinsky et Le sacre du printemps m’amenaient dans la multitude des choses et Reviens pour te battre, une musique gwo ka, me ramenait à l’être, à la vie.” Et la création reprend ses droits, tous ses droits. Dire que ce drame de la vie l’a changé ? Oui, incon- testablement. Resurgir des brumes de l’inconscience a eu pour effet de rouvrir les portes de cette profondeur de l’être. Apprendre àne pas s’arrêter aux impossibilités que le corps pose comme autant de frustrations éven- tuelles. Ne pas s’en tenir àce qu’on voit de l’être. Gagner toujours plus de profondeur et de sens. Se réjouir d’être en vie. De travailler dans la joie. En partage. “Aujourd’hui, j’ai envie de dire plein de choses. Les gens ont perdu la parole, l’écoute, le regard. L’artiste travaille à ce que la société reste éveillée, en conscience. La culture, c’est toujours ce qui a maintenu les gens en vie, debout. S’il y a partage, s’il y a art, c’est qu’il y a de l’amour : s’aimer soi-même, aimer et être juste dans qui on est. Ne pas paraître mais être. Pour de vrai. Être heureux de l’instant présent, car les choses n’existent qu’une fois. Et res- pirer à fond, vraiment à fond, une bonne fois avant de mourir.” © ANNE DE TARRAGON rencontre © STAN-LEY

RkJQdWJsaXNoZXIy NzAwODEx